L’art, une catharsis mue par l’humour et l’horreur

Un texte de Terry Graff

Les oiseaux de guerre et l’horreur pandémique
En 2019, j’ai reçu une bourse de Création d’artsnb et en 2022, le Conseil des arts du Canada confirmait ma demande dans le cadre du volet Du concept à la réalisation de son programme Explorer et créer, ce qui m’a permis de créer plus de 1000 œuvres – dessins, collages, peintures, assemblages et sculptures – un corpus d’oiseaux de guerre que j’ai intitulé la série « Warbirds ».

Le soutien remarquable de ces programmes m’a aidé à élaborer et élargir mes idées sur un sujet qui retient mon attention depuis longtemps, le rapport entre la nature et la technologie, aboutissant à une tournée nationale de l’exposition (Terry Graff: Avian Cyborgs) en 2023-24. Plusieurs occasions de toucher un auditoire plus vaste en ont découlé, dont une importante publication d’accompagnement et des reportages dans plusieurs revues d’art et autres au Canada et aux É.-U. Parmi les retombées, j’ai récolté de nombreuses connexions avec des commissaires et des collectionneurs ainsi que plusieurs invitations à participer à de futurs projets et expositions. La pratique d’écrire sur les idées et les thèmes que j’explore dans mon travail fait partie intégrante de mon processus et des textes en lien avec ce projet ont paru dans plusieurs publications.

La pandémie de COVID-19 est survenue en pleine production de ma série Warbirds, et j’ai pu passer plus de temps dans mon atelier et intensifier ma production artistique. Un autre corpus important sur les horreurs de la pandémie en est ressorti, « The Pandemic Horror Series » (série Horreurs pandémiques), qui allait tout à fait dans le sens de mon travail. Je remarquais par exemple le pullulement de la rhétorique militaire et des métaphores guerrières chez les politiciens et les journalistes pour décrire les défis posés par l’invasion de ce coronavirus qui, comme par hasard, ressemble à une mine sous-marine.

Les deux séries, « Oiseaux de guerre » et « Horreurs pandémiques », rassemblées dans mon exposition « Avian Cyborgs (Cyborgs aviaires) », ont renforcé l’attention que je porte au contenu narratif thématique autant qu’à l’esthétique ou aux procédés techniques, et plusieurs nouvelles idées me sont venues pour de futures productions. Des œuvres de ces séries figurent maintenant dans la collection permanente de la Woodstock Art Gallery, du UNB Art Centre et de la Galerie Colline. Je suis reconnaissant envers artsnb qui m’a accordé des subventions dans ses volets de Développement de carrière (Professionnalisation et promotion, et Arts sur invitation) ainsi qu’une subvention de Documentation en lien avec ce projet, ce qui m’a permis de faire la chronique complète de mon exposition itinérante « Avian Cyborgs », d’absorber une partie des frais de transport et de créer un site web. Enfin, cette période extrêmement ambitieuse de création m’a amené à entreprendre la réalisation d’un tout nouveau corpus artistique.

Devenir un artiste : Hier et aujourd’hui
Je ne me rappelle pas d’avoir décidé consciemment d’être un artiste. L’art a été ma vocation et ma passion dévorante du plus loin que je me souvienne. Mes dessins d’enfant des années 1960 tiennent plutôt du journal intime; ils documentent mes activités, mes intérêts, la culture populaire et l’environnement de l’époque – ma famille au chalet, notre chien et nos perruches, nos postes d’essence locaux et des émissions télé telles que « Old Yeller » de Disney. En 1961, à l’âge de six ans, j’ai dessiné un petit prêcheur, ma fleur sauvage préférée, que j’avais transplantée dans notre jardin. Ma mère a soumis le dessin à un concours organisé par l’émission télé populaire auprès des enfants, Big Al’s Ranch Party de CKCO, pour lequel j’ai gagné un tricycle. Elle m’a aussi inscrit à un cours de dessin destiné aux adultes puisque qu’il n’y en avait pas pour les enfants à cette époque, et à des cours de peinture auprès du paysagiste canadien Homer Watson.

Enfant, je prenais les oiseaux comme sujet principal de mes dessins. J’imaginais souvent être un oiseau et pouvoir voler. Les oiseaux étaient des êtres magiques, et quand j’ai appris qu’ils descendaient des dinosaures cela m’a encore plus intrigué. Fervent observateur des oiseaux, j’en collectionnais les crânes, les plumes et les nids; j’ai monté et peint d’innombrables modèles d’oiseaux en kit Bachmann (hibou, cardinal, jaseur des cèdres, geai bleu, colibri et tant d’autres) que je fixais aux branches d’un vrai arbre installé dans ma chambre à coucher. Je faisais grand cas d’un modèle anatomique grandeur nature, The Visible Pigeon, qui montrait les organes vitaux et le squelette du pigeon.

À cette même époque axée sur les oiseaux, j’étais tout autant fasciné par l’esthétique et la fonction des machines. Mon père était un homme à tout faire proverbial, excellant à résoudre des problèmes et auteur d’inventions (brevet américain pour une bague de compression en cuivre, 1972). Il possédait toutes sortes de machines et m’a montré à me servir d’outils électriques. Avec le recul, je vois que dans mon travail, la convergence était inévitable entre oiseaux et machines pour explorer et exprimer, tout au long de ma vie, la relation entre la nature et la technologie.

Plus tard, les enjeux liés à l’environnement ont commencé à dominer mon travail, bien que la thématique environnementale soit présente dans mes travaux d’enfant et encore plus dans ceux du secondaire. À mesure que j’évoluais comme artiste, je ne pouvais plus représenter des oiseaux dans leur milieu naturel, puisque j’étais obligé de parler de leur triste situation aux prises avec le stress environnemental imposé par les humains. Depuis 1970, trois milliards d’oiseaux ont disparu en Amérique du Nord et un oiseau sur huit figure aujourd’hui parmi les espèces en péril.

Le thème apocalyptique qui revient dans mon travail découle d’un dessin que j’ai fait d’un cauchemar où criaient des animaux victimes d’une crise de rage. Anémiques, spasmodiques, ces animaux de formes et de tailles variées – girafes, zèbres, loups, chevreuils, lions, éléphants, rongeurs – râlaient et vomissaient. Ils couraient à travers champs et fossés, marécages et déserts, forêts et jungles et sur la toundra arctique. Des pierres en feu tombaient du ciel. Les animaux couraient mais ne pouvaient pas s’échapper. Ils couraient et couraient, jusqu’à disparaître, de prendre feu et d’être avalés par les flammes, puis tomber dans des océans de glace fracturée.

En intégrant les oiseaux aux machines et au bagage de la culture humaine, je voulais décrire l’anthropocentrisme que nous appliquons aux êtres non-humains, et comment nous avons modifié et manipulé la nature à des fins humaines. Mieux encore, c’était un moyen de nous mettre devant un miroir, une allégorie de ce que nous avons fait aux écosystèmes de la terre. Au fil des années j’ai poursuivi ma recherche sur le rapport entre l’art et l’écologie, peaufiné mon utilisation de l’humour et de l’horreur dans mes œuvres et exploré les mille moyens de faire de l’art à partir de matériaux divers, des matières recyclées en particulier.

En 2015, j’ai entrepris la réalisation de la série Warbirds, une fusion entre oiseaux et engins de guerre et armes de combat, dans une comédie noire de ripostes de la nature en mode survie. À l’instar de George Orwell, qui se servait des animaux pour railler les misères humaines et exposer des problèmes de justice, d’exploitation et d’inégalité dans la société, je transforme des oiseaux de toutes formes, tailles et espèces en armes mécaniques mortelles afin de commenter une civilisation qui sanctifie de telles horreurs.

Pour ce qui est de l’avenir, je sens qu’il me faut élargir mon militantisme, mon travail d’exploration de notre dualité, étant partie de la nature mais transformés par la technologie, dans un monde violent où la politique, la culture, la société et l’environnement sont en perdition. Pour ce faire je vais continuer de puiser dans mes souvenirs d’enfance parce que pour moi, je ne pense pas qu’il est possible de faire de l’art sans les influences de mon enfance et la sagesse de mon enfant intérieur.

Endzeitgeist
Je travaille actuellement sur un projet qui a pour titre Endzeitgeist (esprit de la fin des temps, en allemand) qui combine la science-fiction fantasy surréelle et l’humour noir absurdiste pour répondre aux événements réels de « l’enfer sur terre » sur notre planète. Il s’agit d’une installation murale monumentale, une sculpture de techniques mixtes mariant des éléments de l’assemblage du collage et de la peinture dans une scène de bataille épique des Oiseaux de guerre, pour représenter la nature qui réagit à la guerre sans merci que mènent les humains contre elle. Édifiée sur de multiples références culturelles, historiques, militaires et ornithologiques, ma recherche a porté sur les reportages sur la guerre dans les médias, l’imagerie guerrière au cinéma et les jeux vidéo ayant la guerre pour thème (p. ex. la série Call of Duty: Modern Warfare), ainsi que sur les peintures historiques emblématiques montrant les atrocités de la guerre. J’ai étudié le regard que les artistes de toutes les époques ont jeté sur la « fin des temps » dans le contexte des cataclysmes qui ont touché leur époque et leur milieu en particulier.

Plus précisément, ce massif montage narratif fait de matériaux et d’objets recyclés et revalorisés (dans l’esprit de mes Doomsday Clocks) mettra l’accent sur le dommage écologique dévastateur causé par les blessures de guerre actuellement infligées à la terre en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et de la guerre entre Israël et le Hamas. En plus de représenter des catastrophes humanitaires horrifiantes, ces deux conflits ont beaucoup nui à la vie des oiseaux en Ukraine et dans la bande de Gaza, mettant en péril planétaire un nombre important d’espèces rares et vulnérables. En plus de fournir une interprétation visuelle des effets de la guerre sur les écosystèmes vitaux, l’œuvre évoquera la riposte puissante et furieuse de la nature sous forme de tempêtes, d’ouragans, d’inondations, de glissements de terrains, de feux de forêts, de tremblements de terre, de volcans et de tsunamis.

Fort de l’appui d’une bourse de Création d’artsnb, je me sens électrisé par ce projet semé de noirceur et de défis, qui sera le plus ambitieux jusqu’ici dans ma série Warbirds. La murale regroupera le plus grand nombre d’Oiseaux de guerre jamais proposé (plus de 100), dans un arrangement plus complexe que jamais, engagés dans des conflits que je tente d’orchestrer en une seule œuvre.


Terry Graff est un artiste professionnel qui travaille à plein temps et entretient une pratique d’atelier depuis 1975. Ses œuvres comprennent des dessins de médiums mixtes, des peintures, des collages, des assemblages, des sculptures et des installation multimédia, et ont été exposées à l’échelle régionale, nationale et internationale. Ce récipiendaire de nombreuses commandes, acquisitions, subventions et prix d’envergure est acclamé tant par la critique que par ses auditoires pour ses « cyborgs aviaires », vision unique dans l’art canadien qui aborde la relation conflictuelle entre la nature et la technologie.

Graff a également mené une carrière remarquée à titre d’éducateur en art, d’écrivain sur les arts, de commissaire et de directeur de galerie. Commissaire de plus de 200 expositions, il est aussi l’auteur de nombreux articles, catalogues et livres sur l’art contemporain et l’histoire de l’art.

Ses plus récentes parutions :

War, Literature & the Arts: an international journal of the humanities (Volume 34, 2022): “Revenge of the Warbirds: The Impact of Armed Conflict on Nature” (La vengeance des oiseaux de guerre : l’impact des conflits armés sur la nature) : https://www.wlajournal.com/copy-of-table-of-contentsv2-1

The AutoEthnographer (Volume 2, numéro 1, hiver 2022): “Ode to Bygone Birds of Childhood, Part 1 – drawings” (Ode aux oiseaux de l’enfance disparus, 1e partie – dessins) : https://theautoethnographer.com/autoethnographic-art-and-essay-ode-to-bygone-birds-of-childhood-part-1-drawings/
The AutoEthnographer (Numéro spécial, mai 2022): “Ode to Bygone Birds of Childhood, Part 2 – Automatons and Mutants” (Ode aux oiseaux de l’enfance disparus, 2e partie – automates et mutants) :
https://theautoethnographer.com/autoethnographic-art-and-essay-ode-to-bygone-birds-of-childhood-part-2-automatons-and-mutants/